Alors, toi aussi tu viens du ciel ?

par Laurent Gidon

Shepher s’arrête avant de répondre, regarde d’un air interloqué ce guerrier désarmé qui pourtant ne désarme pas. Il reste inconscient de sa situation et cache sous la neutralité d’une simple question la persistance d’une nature combative. C’est un bon élève. Il a su masquer l’excitation de la bataille qui se réveille peut-être en lui. Son furet n’y a pas mordu, mais Shepher l’a sentie.
— Vous devriez abandonner cette vision binaire : un qui commande, l’autre qui obéit. Votre groupe fonctionnait-il selon ce vieux schéma ? J’en doute et ce que j’entrevois de vos capacités me conforte dans ce doute. Voyez plutôt Aria comme un système complexe sensible à de nombreuses boucles de rétroactions qui se croisent et s’interpénètrent. Rien n’est aussi blanc ou noir que cela peut sembler. Tout passe au contraire d’une couleur à l’autre dans une permanence de cycles affichant toutes les nuances du spectre. Les furets règnent-ils sur les humains ? L’homme dirige-t-il Aria ? La question est mal posée. Où se tient la source d’une action : dans le libre arbitre de celui qui l’entreprend ou dans les conditions qui l’on conduit à l’entreprendre ?
— Les conditions sont des paramètres. La décision naît de l’esprit qui domine et gère ces paramètres.
— Erreur. Vouloir répondre à ce genre d’interrogation vous piège encore dans un engrenage binaire. C’est ne voir qu’une face d’une image dans un miroir, alors que la question se développe en cercles sans fin. Oui, les furets influencent les hommes, oui, l’homme peut domestiquer son furet, oui, votre furet va vous ouvrir des portes que vous ne soupçonniez pas, et oui encore, cette planète entière pourrait en être affectée. Ce n’est que le début d’un cycle où vous, moi, les furets ici, et là-bas ceux qui vous ont envoyé, peut-être aussi les marées ou la prochaine récolte, tout aura son importance. La sérénité n’est qu’un leurre. Cela bout, quelque part là-dessous, la pression monte. Sous son masque de tranquillité, je vois Aria déjà plongée dans une spirale funeste où vous n’avez encore pris aucune part. Suis-je le seul à percevoir ici un drame en cours ?
Sérénité, tranquillité ? Carl aimerait s’arrêter là, comprendre de quoi il est question, mais Shepher s’enflamme et enchaîne.
— Et croyez-moi, Carl, si votre furet reste votre problème le plus actuel, il n’est pas le seul auquel vous serez confronté parmi nous. Non ! Et j’en fais reproche à tous ceux qui ne veulent pas voir. Ceux – vous allez les rencontrer – qui préfère me mettre de côté comme un vieux bibelot un peu fêlé, plutôt que m’écouter et se mettre en marche…
Mu par son propre discours, Shepher s’est lancé dans de vastes gestes, battant ses ailes de lourds tissus au rythme de sa harangue. Échauffé, le sang au visage et l’œil encore plus brillant, il pourrait présenter les symptômes d’une victime des furets. Carl se tient sur ses gardes, et sent immédiatement une morsure intérieure. Quelle est cette fringale qui vient s’attaquer à l’inquiétude naissante en lui ? Son furet ? Réflexe du combattant : s’adapter et lutter, même s’il faut abandonner toute lutte pour vaincre. Carl cherche un souvenir lénifiant auquel s’accrocher. Le crépitement d’un feu de camp sous la lune, la présence rassurante du commando à ses côtés, le quart métallique encore à demi plein d’un café dont la chaleur lui gagne les doigts. La vague s’étale, les crocs affamés ne peuvent retenir la brève alarme ainsi diluée. Et, comme s’il avait suivi le même cheminement, Shepher retrouve aussi son calme, avec un sourire contrit semblant vouloir excuser son emportement. Il se rapproche de son pas hésitant et agrippe les mince épaules du soldat, pris d’une nouvelle ardeur contenue.
— Pourtant, souffle-t-il en lui vrillant son regard dans les yeux, cela se jouera peut-être sur une étincelle dans votre esprit. Vous savez, la guerre telle que vous la pratiquez, toute forme de violence même, nous est étrangère sur Aria. Enfin… sur le côté visible d’Aria, celui des petits moutons gardés par leurs furets. En vous introduisant parmi nous, c’est un élément d’une grande puissance de variation qui nous est donné. J’aimerais avoir des talents de visionnaire pour évaluer toutes les sortes d’avenir qui peuvent naître de votre simple présence. Venez, il faut que vous en voyiez plus : cela va vous étonner. Et peut-être vous plaire.
Avant que Carl puisse s’interroger sur la mention d’un côté obscur, Shepher l’invite à se lever et le suivre. Ouvrant la porte en grand, il laisse enfin entrer la lumière. L’Automax peut brièvement vérifier en couleurs réelles l’image de la pièce que son œil électronique avait gravé en mémoire pendant son coma. Les murs de crépis brut sont occupés de dessins d’enfants, de croquis, et de plusieurs longues étagères où les livres alternent avec des essais de poterie, de maquettes, d’appareils à divers stades de finition. Au sol, des objets de toutes tailles encombrent le passage, expliquant peut-être la démarche hésitante de Shepher lors de ses déambulations.
Le vieil homme l’attend un instant, puis lui prend la main pour l’entraîner dehors comme on guide un enfant dans une ronde.

La lumière est vive, bleutée, conforme aux données dont dispose Carl sur le soleil d’Aria. Après le premier éblouissement, l’espace s’ouvre sur un patio-jardin. Les allées pavées, les pelouses rases et même les branches basses de certains arbres sont peuplés d’enfants, d’adolescents et d’adultes, tous absorbés seuls ou par groupes dans des activités tenant autant du jeu que de l’apprentissage. L’air vibre de courses légères, de rires, d’appels et de réponses, chuchotés ou lancés gaiement.
L’apparition de Carl et Shepher ne trouble pas l’atmosphère, jusqu’à ce qu’une fillette qui allait attraper une balle au vol les aperçoive et se fige dans son geste. Elle hésite un instant, un doigt curieux désignant les deux hommes qui s’avancent sous les rayons du soleil d’après midi. Petit à petit, toutes les occupations cessent et chacun se rapproche, à distance prudente toutefois.
Shepher n’a pas lâché la main de Carl. Celui-ci, dans un réflexe, balaie rapidement du regard la trentaine de visages qui le scrutent, cherchant parmi les expressions rencontrées celle qui signalerait l’adversaire potentiel. Il enregistre un large éventail d’attitudes, de la bienveillance à l’antipathie, passant par la neutralité ou la curiosité ouverte. Peu d’agressivité latente, à part cette femme de petite taille qui se tient en retrait, pétrissant d’une main nerveuse l’épaule d’un jeune homme à la figure rondouillarde. L’objectif de l’autocam se fixe sur elle, pour suivre ses déplacements et donner l’alerte le cas échéant. Carl l’oublie, consciemment, pour ne pas laisser prise à une éventuelle morsure de son furet. La fillette – elle a six ans, sept au plus – s’approche à pas comptés pour s’adresser à lui, curieuse et circonspecte, sans véritable crainte.
— Alors, toi aussi tu viens du ciel ? C’est quoi ton drôle d’habit, je peux toucher ?
Une femme se détache du groupe et vient s’accroupir derrière l’enfant, posant les mains sur ses épaules et lui parlant sans quitter Carl des yeux.
— N’ai pas peur, Tiphane. Ce monsieur ne te fera rien, n’est-ce pas ? Mais tu dois aussi le laisser aller à ses occupations…
— Je n’ai pas peur, insiste la petite, je veux juste savoir d’où il vient. Tu crois qu’il va rester jouer avec nous ? J’ai du mal à voir comment il est habillé.
D’un geste, Shepher invite Carl à s’avancer seul. Le vieil homme cherche et trouve son regard, comme pour lui dire « Allez, ce n’est pas un test, juste un comportement normal que l’on attend de vous ici ». Alors Carl se baisse et tend le bras vers la fillette pour qu’elle puisse palper la surface de la combinaison. Les petits doigts y disparaissent, comme s’ils étaient happés au-delà de cette matière sombre.
— Oh, c’est tout froid. Ça m’a mangé les doigts, qu’est-ce que c’est ?
Sentant la combinaison réagir au contact de la fillette, l’Automax a un mouvement de recul. Programmé pour résister à toute forme d’agression, le matériau de protection qui l’entoure s’est étrangement organisé en isolant magnétique. Interloqué, Carl finit par répondre.
— Une sorte d’armure. Elle me protège quand j’en ai besoin. Tu vois, quand tu t’es approchée, elle a durci. Tu crois que tu es une menace pour moi ?
La fillette éclate de rire en retirant sa main.
— Ton furet t’empêchera de me faire du mal. Alors, pourquoi je t’en ferais, hein ? Ton armure ne sert à rien, ici.
Carl lance un coup d’œil à Shepher qui l’incite à poursuivre sans crainte.
— Tu as raison. Je n’en ai peut-être plus besoin. Regarde, je peux l’enlever. » Un pianotage discret sur le poignet gauche, et la couche protectrice reflue du crâne et de chacun des membres comme une vague souple, pour se rassembler en une poche d’aspect liquide fixée à sa hanche. « Tu vois, je suis en short. Et toi, qu’est-ce que tu portes ? », demande Carl en désignant les vêtements de la fillette.
— Ça, c’est mon tablier pour pas me salir, mais maman dit que c’est une chasuble. Et ça, c’est le pantalon de mon frère, mais il est trop petit pour lui, alors maintenant c’est le mien. Tu as un truc bizarre qui sort de ta tête, non ? »
Carl néglige la question et se relève, adressant à Shepher un regard interrogateur. Celui-ci le prend par l’épaule et l’entraîne à reprendre leur marche.
— Des parentalistes… Tiphane est une enfant naturelle. Ce qui lui confère, disons, certaines propriétés intéressantes. Je vous expliquerai, bien sûr. Mais il y a beaucoup à dire et nous aurons le temps plus tard. Pour l’instant, quelques personnes ici voudraient vous connaître… Et sans doute être rassurées un peu, pas vrai, Thian ?
Un petit homme noueux, teint mat, pommettes larges et yeux légèrement bridés – type original asiate, note Carl – hoche doucement la tête d’un air entendu. Il fait un pas vers eux et lève légèrement sa main droite pendant que le reste du groupe s’écarte pour lui laisser place.
— Thian de Marais. J’hésite à vous serrer la main avant d’en savoir plus. Comment ça va avec votre furet ? La paix est signée ?
— Trêve temporaire, le coupe Shepher, mais l’intégration doit pouvoir être possible. Allons nous mettre à l’ombre, tes questions seront les bienvenues si tu les accompagnes de ce qu’il faut de boisson et de biscuits. Comme tu saurais le faire si tu n’avais pas décidé d’oublier tes manières ! Venez Carl, ces bancs nous tendent les bras.