Couchés, les chiens !

par Laurent Gidon

Blocage. Et la confrontation a trop traîné : dehors, le staff militaire s’inquiète pour son chef. Par-delà les portes closes, Carl perçoit des ondes d’agressivité et d’impatience mal contenue. Il accentue alors sa pression empathique, poussant les notes de sérénité et de pitié.
― Ce n’est pas un nettoyage. C’est un meurtre de masse. Vous en parlez comme d’une opération technique, un préalable à la réimplantation d’unités productives. Mais les morts, les souffrances… Il vous faut une preuve ? Je suis cette preuve ! Que reste-t-il de la machine à combattre produite dans vos cuves ? Je pourrais vous éliminer dans la seconde. Je pourrais vous faire souffrir jusqu’à ce que vous me suppliiez d’en finir. Si je vous laisse la vie, c’est à Aria que vous le devez. Aria libre et vivante. Alors, que vous faut-il de plus pour arrêter le massacre ?
L’appel de Carl ne trouve aucun écho dans cet esprit blindé contre toute compassion. Mort et souffrance sont ses compagnes depuis si longtemps qu’elles n’ont plus valeur humaine. Juste des paramètres à gérer pour assurer la victoire et garantir la stabilité des vaincus. Même la menace n’a que peu d’effet : mourir en héros martyr serait pour Silezian comme la récompense de toute une vie au service de l’Alliance.
― Ça ne sert à rien, tu perds ton temps. Et tu m’agaces avec ce… sentimentalisme à la noix que tu t’obstines à m’envoyer.
Les émotions de Silezian sont si fermement ancrées dans une rectitude sans partage que Carl en vient à douter. De ses pouvoirs d’Empath, de sa capacité à infléchir la volonté du commandant, voire du bien fondé de toute cette entreprise désespérée. Et si l’Alliance avait raison ? Et si le destin d’Aria était de disparaître, comme on efface une erreur temporaire sur un tableau de calcul ?
Soudain, le visage ravagé de Thiphane s’impose à lui, ses cris, sa colère, ses appels… Non, il n’est plus cette machine qui peut soutenir sans broncher les horreurs déclenchées par ses semblables. Il a gagné aussi sa liberté. La mission qu’il s’est choisie, il doit la mener à bien. Mais le peut-il ?
― Alors, l’apostrophe Silezian nerveusement, tu te rends ? Je laisse entrer la police et tu passes le reste de ta vie à regretter ?
À l’extérieur, une houle impatiente agite les militaires. Elle traverse les cloisons et vient baigner l’atmosphère tendue de la passerelle. Carl y perçoit également une note de curiosité inattendue. Quelqu’un au moins, dehors, suit la confrontation avec attention. Comme en écho, les gestes brusques et la sueur qui suinte sur le visage de Silezian, trahissent une nervosité croissante. Celui-ci craint quelque chose, mais quoi ? La victoire sur Aria ? Elle est en cours. Mais que vaut-elle, si la planète entière est détruite ? Pour Carl, Silezian apparaît en porte-à-faux, pris entre les objectifs de la mission et ceux, plus larges et plus complexes, de ses commanditaires. Une voie s’y dessine-t-elle ? Il faut tenter.
― Un instant ! lâche-t-il comme dans un cri de soulagement. C’est d’accord, parlons d’autre chose. Oubliez la souffrance et les morts. Pensez en termes économiques. Maintenant que nous avons repris contact, ce que vous faites en ce moment sur Aria n’a plus aucune raison d’être. Pire : c’est contre productif.
À sa grande surprise, la nervosité de Silezian monte en flèche. Il lance un coup d’œil vers les portes closes. On y entend des coups frappés et des appels de plus en plus pressants.
― Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles !
Ses doigts qui tapotaient nerveusement l’accoudoir de son fauteuil se rapprochent du clavier de commande et pianotent un code. Une voix synthétique annonce : « Mode confidentiel enclenché. Toutes communications et enregistrements suspendus ».
Puis le commandant se penche vers Carl :
― Et surtout, tu ne sais pas qui écoute ! Tu veux nous perdre au profit des civils ? Il faut finir de nettoyer cette fichue planète avant qu’ils reprennent la main…
La tension nouvelle qui raidit le militaire ajoute une pointe acide aux effluves divers qui gagnent les sens de Carl. Ce combat-là lui semble perdu. Une colère trop longtemps contenue le replie sur ses réflexes de base : frapper, éliminer l’obstacle. Son furet s’en émeut et lui titille la nuque d’un aiguillon retenu. La vision de Piotr et Ston’Faro, toujours inconscients, le rappelle à sa mission. Il faut gagner pour Aria, ne pas céder à la facilité mais maintenir la pression.
— Si je ne peux pas vous convaincre, je vais devoir vous éliminer. Quelqu’un d’autre…
— Qu’est-ce que tu crois ? Me faire peur ? De toute façon, je parie qu’il est déjà trop tard pour moi.
À cet instant, un des panneaux de fermeture se rétracte avec un glissement saccadé accompagné de sourds grincements. Les soldats qui ont forcé la porte investissent la passerelle dans un ample mouvement flottant. Un capitaine à la tenue impeccable les suit:
― Commandant Silezian, sur ordre du Directoire de l’Alliance, vous êtes démis de votre commandement et placé aux arrêts de rigueur.
Silezian se jette en arrière sur son fauteuil. Alors que deux sentinelles l’encadrent et désactivent la fonction simul’grav, il a un dernier regard de fauve traqué vers Carl.
― Tu vois ? Imbécile… ta dernière chance est de fuir, maintenant.

***

Comme un vaste organisme aux cellules innombrables, les unités robotisées poursuivent leur avancée à la surface d’Aria. Les premiers tirs directs sur Ersteburg ont visé les nacelles belvédères en suspension au-dessus de la ville, ainsi que tous les points élevés où pourraient se poster des tireurs. La fuite discrète d’une bonne partie de la population a pourtant laissé aux machines de nombreuses cibles, terrées dans les sous-sols ou fuyant l’avancée des destructions. A Béograd, la tour du central radar apparaît comme un objectif prioritaire. Une nuée de drones volants vrombissent autour des antennes et créent un champ opaque à toute communication. Les larges avenues rectilignes de la ville facilitent la progression des robots-chenilles qui se concentrent sur les bâtiments administratifs et opérationnels. Leur avancée est émaillées de tirs précis, partout où une présence humaine est trahie par sa signature infrarouges. Même chose autour d’Öresund, où les assaillants automatisés dévalent les pentes des fjords en ravageant les installations sur pilotis. Ils font la chasse aux derniers habitants qui se replient, bientôt acculés en bord de mer. Seule la cité de Yamouna, refermée telle une tortue d’adobe, semble ne pas donner prise aux assauts. Mais les coups portés commencent à l’entailler, comme un gâteau grignoté par une colonie de fourmis voraces. Partout, les actes destructeurs dévoilent une stratégie commune : préserver au maximum les équipements techniques, mais éradiquer tous les occupants. Le nettoyage promis par Silezian.
Sur la passerelle de commandement de la station, l’ex-chef des opérations est entraîné par ses hommes, encore un peu hésitants. Figé dans sa rectitude, le capitaine Rimiar organise la reprise des opérations, puis se tourne vers Carl.
― Qui que vous soyez, considérez comme nuls les pourparlers engagés avec le Commandant Silezian. De nouvelles conditions sont apparues. Ne bougez pas, quelqu’un souhaite vous rencontrer.
Dans sa structure émotionnelle, il y a plus que le conditionnement militaire : un cadre rigide d’une telle solidité que Carl craint de ne pouvoir le percer. D’une légère palpation mentale, il essaye de l’assouplir.
― Et ne tentez rien de ce genre, le menace Rimiar. Vous n’êtes pas suffisamment important pour être indispensable. D’autres interlocuteurs feront tout aussi bien l’affaire, conclut le capitaine en désignant les corps inanimés des deux Arians que des soldats maintiennent dans une posture acceptable.
― Ho ho hooo, que voici des mots bien durs pour notre allié le plus précieux sur Aria, capitaine !
L’intervention est due à petit homme a moustache qui entre, vêtu d’une tenue commerciale bleue détonnant au milieu des uniformes. Il réussit le tour de force de se déplacer en gravité zéro tout en donnant l’impression d’arpenter la pièce d’un pas vigoureux.
― Je me présente : Phin Dornio, agent de liaison Terraform auprès de cette unité de l’Alliance. Et vous… vous n’existez pas. Excellent ! Je sens que nous allons nous entendre.
Son air satisfait donne une idée de l’importance qu’il accorde à sa personne. Au fond de ses yeux où gaieté et indifférence se mêlent, ou pourrait lire l’attitude composée d’un être qui feint le naturel mais cherche en permanence le reflet de son image dans le regard des autres.
― Le cas de cet Automax n’est pas encore clarifié, l’interrompt le capitaine. Je n’ai pas connaissance de toutes vos instructions, mais…
― Alors occupez-vous de faire tourner cette station sans intervenir. Allez-y, mon petit. Vous êtes en train de prendre du galon, surtout ne déviez pas.
Dans la nébuleuse d’émotions qui émane de l’agent Terraform, Carl perçoit une inébranlable assurance, à la limite de l’arrogance, mais aussi un net sentiment d’amusement. Ce type est en train de jouer, alors que la planète est à feu et à sang. Pas besoin de talent particulier pour s’en apercevoir : sa moustache frétille et son regard perçant compte les points d’une partie qu’il est le seul à trouver drôle.
Carl tente de fissurer l’édifice Dornio en lui lançant une vrille de détresse. Immédiatement, la cible réagit.
― Oh, intéressant. Oui, vous devez avoir du succès dans les soirées mondaines. Croyez-vous vraiment devoir utiliser ces artifices ? Mais vous avez raison, se reprend-il en regardant les destructions silencieusement retransmises par les écrans. Nous sommes peut-être allés un peu loin. A trop vouloir faire parler la poudre, on finit par ne plus rien avoir à dire. Tsss… Comment avons-nous pu en arriver là ?
― Croyez-moi, ou croyez-en les mémoires qu’on m’a implantées : l’Alliance y arrive très vite dès qu’on lui en donne l’ordre. Et votre Company vorace n’y est pas étrangère.
― Méchant garçon ! Tout autre que moi aurait pu se sentir visé par vos insinuations. Mais les voies de Terraform sont impénétrables, et qui sommes-nous, vous comme moi, pour en discuter les méandres ? Allons, cessons ces chamailleries et tâchons de nous entendre. J’ai cru déceler dans votre conversation avec ce pauvre Silezian quelques éléments propres à reconsidérer le statut d’Aria. Me trompé-je ?
Carl se sent bouillir. Il lui faut tout le soutien de son furet pour garder un peu de calme et poursuivre par les mots ce qu’il est bien tenté de régler avec les gants.
― Moins de phrases et plus d’action : que voulez-vous, et qu’êtes-vous prêt à nous accorder ?
― Fort bien, je m’accommoderai de vos manières directes. Mais pas ici. Suivez-moi.
Tracté par une discrète ceinture magnétique, le petit moustachu plein de morgue entraîne le grand Automax dans les coursives de la plate-forme. Deux plantons commencent à les suivre, mais Dornio les congédie d’un geste désinvolte.
― Couchés, les chiens ! Ah, nous y voilà, ceci ira très bien.
Une pièce vide, presque sphérique, dont les revêtements spéciaux assourdissent le moindre son. Après leur passage, un panneau vient en verrouiller l’entrée. Dornio et Carl flottent là dans un silence liquide.
― Nous sommes entre nous maintenant, j’ai coupé les écoutes et les enregistrements. Parlez librement. Si j’ai bonne mémoire, je vous ai entendu dire que l’action en cours était contre productive. Vous parliez en terme d’économie ? Ou n’était-ce qu’une pulsion compassionnelle ?
― Vous vous moquez de moi ? Ce qui se passe en bas, ce n’est que des images sur les écrans pour vous ?
― Plutôt des chiffres, jeunes hommes. Des chiffres astronomiques : ceux des destructions que les Arians nous ont forcées à exiger de l’Alliance. Et la seule chose qui m’intéresse pour l’instant est votre capacité à les réduire, ces chiffres. Vous me suivez ? Alors ne parlons pas d’hommes, de femmes et d’enfants. Je ne suis même pas sûr que vous sachiez ce que c’est. Parlons chiffres. Et ne jouez pas au bénisseur avec moi, voulez-vous ?
― Je vois. En vies comme en chiffres, chaque seconde coûte.
Dornio a un grand geste de dénégation pour repousser l’argument.
― Le coût de chaque seconde, comme vous dites, est déjà inscrit à notre compte d’exploitation. Ce qui m’intéresse, c’est la possibilité de dégager une marge. Alors ?
― Alors c’est très simple : faites cesser l’attaque, et je pense qu’il sera très rapidement possible de réintégrer Aria dans vos précieux comptes d’exploitation.
Le négociateur de Terraform se recule et examine Carl, l’air déçu. Même sa moustache retombe.
― Évidemment ! Vous êtes envoyé pour stopper une opération que vous n’avez pas pu enrayer au sol cette fois-ci… Pourquoi vous croirais-je ? poursuit-il l’air faussement improvisateur. Des garanties, voilà ce qu’il me faut. Et un moyen de sauver la face. Au minimum une garnison permanente sur Aria. L’autorisation de se poser sans risque. Et un plan précis pour la reprise des relations commerciales, bien sûr.
― Une garnison ? Impossible pour l’instant.
― Mais pourquoi ? C’est cela, ou mourir. Aux Arians de lâcher, maintenant. Parlez-vous vraiment en leur nom ?
Carl réalise que Dornio fera jouer tous les arguments possibles pour le perturber. Son adversaire a les cartes bien en mains. Il est prêt à perdre un peu de matériel pour regagner la totalité d’un investissement à long terme. Mais lui-même, jusqu’où peut-il aller sans trahir les secrets d’Aria ? Et ces secrets, ont-ils une valeur quelconque alors que les gens meurent ?
― Personne ne pourra jamais s’installer sur la planète sans l’autorisation des Arians. C’est une impossibilité physique. Appelez cela une mutation si vous voulez. Mais c’est un fait. Regardez-moi ! Peut-être cela n’a-t-il aucun sens pour vous, mais ce que je suis maintenant a dû tuer ce que j’étais avant. Un peu d’Aria vit en symbiose avec moi, à jamais. Et sans l’aide des habitants je n’aurais pas survécu. Vous et les vôtres représentez ce qu’Aria rejette : autorité, hiérarchie, assujettissement à des objectifs chiffrés… Vous ne recevrez pas leur aide pour vous installer à nouveau. Notez bien cela pour Terraform et pour les stratèges de l’Alliance : Aria se protège. Elle tue et tuera tous ceux qui la violeront !
― Parfait. Vous m’aidez beaucoup en légitimant l’action de l’Alliance. Nous devons repartir ici sur des bases saines.
Carl sent que la situation lui échappe. Il est trop entier, trop lisible, mal armé pour une joute avec un négociateur qui pense avoir déjà gagné la partie. Pourtant, Dornio lui tend une perche.
― Allons, jeune homme ! Vous devez bien avoir quelque chose à me donner, non ? Croyez-vous que j’ai fait jouer toute mon influence auprès du haut commandement juste pour le plaisir de démettre Silezian ? J’attends de vous un argument valable, et pas des apitoiements de vielle dame.